par l’abbé ROUXEL vicaire à Augan
C’était le dimanche 23 juin 1929.
Le soleil était radieux, tout était calme dans la nature, quand vers huit heures du matin, on entendit soudain un grand bruit strident semblable à un coup de tonnerre que répétèrent longuement tous les échos de la vallée de l’Oyon.
Que se passait-il donc ? Était-ce un tremblement de terre ou la voix du canon venant troubler le repos du dimanche ? Non, c’était le chêne d’Augan, le fameux chêne de Lémo qui fit l’admiration de tant de visiteurs, qui venait de s’effondrer lamentablement avec fracas. Durant son existence plus que trois fois séculaire, il avait fait beaucoup de bruit, il voulut encore en faire en mourant.
Depuis quelques années, certaines branches se desséchaient et annonçaient qu’il était sur son déclin. Néanmoins en contemplant son tronc noueux, sa puissante ramure, son feuillage encore bien vert, on était loin de penser qu’il touchait à sa fin.
Mais, hélas ! Il en est des arbres comme des gens, il ne faut toujours pas les juger à la mine. Tels ces hercules qui semblent ne devoir jamais mourir, notre grand chêne, après avoir résisté pendant trois siècles à toutes les tempêtes et à tous les ouragans, est tombé tout d’un coup, sans maladie apparente. Je dis apparente car, pour quiconque a vu ses débris épars sur le sol, il était atteint d’une maladie qui ne pardonne pas : il avait le cœur malade. La sève ne circulait plus qu’à travers une mince couche d’écorce, si mince qu’on se demande comment il tenait debout. Son tronc sans se creuser, avait littéralement séché sur pied et était devenu spongieux comme du liège. On comprend dans ces conditions que le seul poids de ses feuilles ait suffit pour le renverser. Sans la moindre secousse, il s’est écartelé du haut en bas, ses racines se sont rompues et toutes ses branches se sont brisées. Il y a quelque 35 ans, un soir d’élection, des énergumènes d’Augan, pour se venger de leur défaite, lui avaient fait une large entaille qui ne se cicatrisa jamais bien. Cette entaille lui aurait-elle hâté la mort? Je ne suis pas loin de le croire.
Tous nos lecteurs connaissent le chêne d’Augan. Rappelons pour mémoire qu’il avait plus de 300 ans. Son tronc par l’endroit le plus petit avait 5,50 m de circonférence et 8 mètres par l’endroit le plus gros. Ses branches mesuraient 18 m de long et son ombre couvrait une surface de 10 ares. À raison de quatre hommes par mètre carré, il aurait pu abriter 4000 hommes debout. On a pu voir des chênes plus gros mais jamais, de mémoire d’homme, on ne vit chêne ayant presque 40 m de diamètre sous branches. Aussi quand dimanche on apprit sa chute ce fut presque de la consternation. Toute l’après-midi, ce fut une procession de visiteurs avides de contempler une dernière fois ses restes regrettés. Il était là gisant, mutilé, informe, en miettes. La statue de Saint Joseph avait subi le même sort, seule la statue de l’enfant Jésus qu’il portait dans ses bras a été retrouvée intact.
Le monde des touristes ne verra pas sans regret disparaître le chêne d’Augan, car il était connu de tous. Pas un étranger ne se serait arrêté à Augan sans aller le visiter. On le faisait connaître aux amis en le leur envoyant en carte postale. A l’été, ce n’était qu’allées et venues de soldats venant du camp voisin. Le chêne de la G’niche comme on l’appelait et l’étang spacieux où se reflétait ses grands bras, étaient le rendez-vous préféré des gens du pays.
Quelqu’un eut, un jour, l’heureuse idée de mettre dans ses branches une niche avec la statue de Saint Joseph. À partir de ce jour, le grand chêne ne tarda pas à devenir un lieu de pèlerinage. On y venait prier Saint Joseph, on aimait spécialement y amener les petits-enfants qui tardaient trop à marcher; et bien souvent grâce à l’intercession de celui dont la main paternelle soutint jadis les pas chancelant du fils du Tout-Puissant, les mères eurent la consolation de voir leurs petits-enfants faire leurs premiers pas à l’ombre du chêne de la G’niche. Des légions d’élèves, de jeunes gens ont passé sous son ombrage. Du temps où une course de 16 et 18 kilomètres ne pouvait effrayer un marcheur ordinaire, tous les ans, élèves et professeurs de La Mennais et des Carmes avaient à cœur de faire leur pèlerinage au chêne d’Augan. Autres temps, autre mœurs.
Les poètes l’avaient trouvé si beau, notre chêne, que plusieurs l’ont chanté, entre autres Monsieur Xavier de Bellevüe dont l’âme poétique n’aurait pu se défendre d’un certain sentiment de tristesse en apprenant sa grande et lamentable chute. Qu’il me soit permis en terminant, de citer les vers qu’il lui consacra un jour (1909).
Géant toujours debout sous le ciel clair ou sombre
Combien sous ton abri, combien sous ta grande ombre
De générations tour à tour ont passé !
Le temps a tout détruit et la mort entassé
Tous les vivants d’hier pêle-mêle en la tombe
Nous passerons aussi, tombant comme tout tombe
Nous passerons ; toi tu vivras. Et quand demain
Comme nous, après nous, parcourant ces chemins,
Nos neveux s’assoiront, pensifs, sous ton ombrage,
Redis-leur des aïeux l’honneur et le courage.
Dis leur d’être à leur tour des vaillants, des chrétiens,
De garder avec soin les souvenirs anciens
Le culte du passé, l’amour de la patrie;
Que la foi dans leur cœur ne soit jamais flétrie.
Le poète et le grand chêne ont disparu à un mois d’intervalle. (*) Si un jour devions les oublier, au moins conservons dans nos cœurs la leçon qu’ils nous donnent en mourant :
Soyons des vaillants, des chrétiens, et que la foi dans nos coeurs ne soit jamais flétrie.
(*) le marquis de Bellevüe, était mort un mois plus tôt le 22 mai 1929 au château de la Touraille en Augan.